Wohosheni : l’artiste derrière la newsletter bie et le compte Bi comme bifurquer

J’ai rencontré Wohosheni lors du Bikend 2023 de Montpellier, résidence artistique bisexuelle de quelques jours dans le sud de la France. On m’avait parlé de son initiative « La newsletter bie« , lettres régulières et hyper pointues sur le sujet bi qu’on pouvait recevoir dans sa boîte mail. La newsletter aurait dû s’appeler : je fais une thèse sur l’histoire et la politique bisexuelle, sans directeurice de thèse et sans financement, et je vous envoie les chapitres par mail. Je m’attendais donc à rencontrer une étudiante en sociologie ou en étude de genre, et j’ai vu débarquer une métalleuse geek. C’est un peu le jeu des interviews, de vous donner à voir qui sont les gens qu’on interroge, et forcément, c’est étaler les jugements internes, les premières impressions, ou tenter de faire une liste des accomplissements des invités. Ma première impression de Wohosheni ça a donc été comme à peu près toutes les premières impressions avec des militantes bi : erreur de casting. Nous les bi, on n’a pas le luxe de se spécialiser, vos militantes bi sont des gens qui avaient autre chose à faire dans leur vie, mais qui en avaient raz le bol de voir qu’il n’y avait rien sur le sujet et qui se retrouvent à devenir des spécialistes de la bisexualité, en plus d’autres occupations déjà très énergivores. Dans un univers parallèle, Wohosheni fait juste du dark rock et du métal, et on a des intellectuelles bi qui sont juste des intellectuelles bi. C’est la faute à l’absence de communauté bi qu’aujourd’hui je vais vous parler de la metalleuse bi qui est devenue une spécialiste de la bisexualité. Car si il y a une idée qui semble animer plusieurs des initiatives de l’artistes, c’est qu’on n’est jamais mieux servi que par soit même et qu’on peut tout faire si on a envie. Elle joue seule de tous les instruments dans son one women band, elle est aussi l’autrice d’un essai sur la place des femmes dans le Black Metal (version numérique) où elle explique dans quelles conditions d’empouvoirement les femmes s’y sont auto produites. Elle produit tous les visuels de ses albums avec de la peinture conceptuelles. Quelque part, de façon assez inattendue, le cas Wohosheni est sans doute hyper typique de la non-culture bisexuelle : des initiatives solitaires et foisonnantes, qui refusent de se spécialiser ou de se laisser abattre par l’absence d’organisation collective.

Wohosheni quelques mois après notre rencontre lançait « Bi comme bifurquer« , un compte de curation d’œuvres bisexuelles, à peu près à la même période où elle lançait son propre album dark rock « One shard at a time » (Un fragment à la fois). Artiste, autrice et militante bisexuelle, voici Wohosheni.

F.S. : Quel déclic pour Bi comme bifurquer et pour la newsletter bie ?

Wohosheni : J’ai commencé à écrire La newsletter bie en mai 2023, mais l’idée d’écrire autour des enjeux de la bisexualité me trottait dans la tête depuis un moment.

Au sein de mon parcours en Gestalt-thérapie, aussi bien dans mon travail thérapeutique individuel que dans mon parcours de formation, j’ai plusieurs fois eu l’impression de devoir me débrouiller avec mes interrogations sur la bisexualité. Cela me pesait de devoir expliquer aux thérapeutes que oui, il y a de la biphobie dans les milieux queer et que non, être célibataire et bisexuelle ne veut pas dire que j’enchaîne les partenaires. C’est venu appuyer sur un sentiment de solitude que je ressentais à l’époque par rapport au fait d’être bisexuelle. Cela plongeait ses racines dans mes années de militantisme dans les milieux queer où longtemps, pour me protéger de la biphobie que j’appréhendais, je ne disais pas que j’étais bisexuelle.

Fin 2022, j’ai lu un ouvrage autoethnographique de Adam Kincel qui s’intitule « Exploring Masculinity, Sexuality, and Culture in Gestalt Therapy ». J’ai adoré cette approche de l’autoethnographie qui consiste à effectuer un travail réflexif sur soi et sa relation à un milieu socio-culturel donné pour en comprendre certaines de ses dimensions. Dans son livre, Kincel explore ainsi sa relation au genre et à la sexualité ‒ et à l’homosexualité en particulier, sachant qu’il se définit comme un homme cis et hétérosexuel ‒ au sein de son parcours en Gestalt-therapie en tant que client puis étudiant et thérapeute. Cela m’a donné envie d’entamer un travail de réflexion à partir de mes propres expériences sur la bisexualité et le genre.

À côté de cela, j’aime beaucoup lire des auteurices et penseureuses qui appliquent une approche queer et interdisciplinaire pour penser tout un tas de sujets – comme Sara Ahmed et Jack Halberstam pour citer deux auteurices qui m’inspirent particulièrement en ce moment. Mais alors que, selon moi, la perspective queer bisexuelle est particulièrement puissante pour interroger notre société et nos sexualités entre autres choses, je ne la trouvais nulle part. À l’époque, je n’étais pas  non plus sur les réseaux sociaux et je trouvais très peu de ressources sur la bisexualité, encore moins en français.

Un soir, cela m’a pris d’un coup et je me suis dit que j’allais faire moi-même un site et écrire ce que j’aurais aimé lire en me donnant le minimum de contrainte en terme de sujet, de discipline, de forme, de fréquence, de gestion de réseaux sociaux. Et donc j’ai lancé ça sous la forme de La newsletter bie.

Neuf mois plus tard, l’idée de Bi comme bifurquer est venue pour remplir un autre vide que je ressentais, cette fois-ci sur la question de la visibilité des artistes bi et des perspectives artistiques bi. Très tôt quand on réfléchit politiquement sur la bisexualité, on en vient au constat que la culture bi, c’est-à-dire un ensemble de codes, de pratiques, de références, de créations qui seraient partagée par une communauté bisexuelle, reste encore très restreinte comparée aux cultures gays et lesbiennes.

Il y a eu deux déclics pour Bi comme bifurquer : le premier c’est l’expérience d’un « bikend », un long week-end de discussion et de création artistique où on s’est retrouvées entre personnes bi pour créer et expérimenter. Et le deuxième, ça a été de lire un appel à contribution artistique pour un festival lesbien et de réaliser à quel point je ne me sentais pas légitime à y répondre : est-ce que je pouvais y proposer quelque chose depuis un point de vue explicitement bi ? Ou bien est-ce que je perdais mon temps parce que mon propos ne serait pas exclusivement saphique, parce que les personnes qui organisent seraient biphobes, etc ?

Alors comme je n’avais pas le temps et l’énergie de monter un festival bi – ce qui serait mon rêve –, je me suis dit qu’une première pierre à poser, plus simple et moins énergivore, serait de créer un espace pour rassembler des artistes bi+ et plus largement les personnes qui remettent en cause les catégorisations et les binarités de toute sorte, que ce soit de sexualité, de classe, de race, de culture, de genre, etc. D’où l’idée de Bi comme bifurquer.

F.R. : Tu es artiste pluridisciplinaire, par où et quel médium as-tu commencé ton entrée dans le milieu de l’art ?

Wohosheni : Enfant, j’ai eu accès à la danse, à la peinture, à la poterie, à la musique. Mais les moments les plus marquants sont arrivés à l’adolescence. D’abord vers 11-12 ans, après avoir regardé le film « À la rencontre de Forrester », j’ai commencé à écrire dans des carnets, comme le héros du film Jamal Wallace. Donc quelque part, l’écriture a été ma première pratique artistique régulière : chez moi, à la récré, j’écrivais dans un carnet à spirales de la prose, des vers. Environ un an plus tard, j’assiste à un concert de la chanteuse de jazz Dee Dee Bridgewater auxquels mes parents m’emmènent et là, j’ai un véritable coup de foudre pour la batterie. Mon entrée dans la musique commence et l’année suivante, j’ai mon second coup de foudre musical avec la découverte du métal. Je joue, je compose, j’écris des paroles.

Avec les études supérieures, je mets en pause ma pratique instrumentale mais j’écris des chroniques d’albums. Puis c’est un va-et-vient entre photographie, dessin, danse, écriture, analyses de films et de séries… tout cela en fonction des circonstances et des possibilités matérielles. Enfin la musique revient progressivement prendre une place centrale, avec une pratique multi-instrumentale et le chant.

Donc vraiment, quelque part il n’y a jamais eu un seul medium artistique, je passe de l’un à l’autre et le travail que j’ai fait ces deux dernières années a justement été d’accepter d’avoir plusieurs casquettes, de m’autoriser à passer d’un medium à un autre selon mes envies et de les faire dialoguer ensemble. Mais je dois reconnaître qu’aujourd’hui beaucoup de choses tournent autour de la musique, avec la photo et la vidéo pour réaliser des clips, avec les arts graphiques où j’utilise du matériel de musique pour peindre, avec la danse, etc.

F.R. : que signifie ton nom de scène ?

Wohosheni : Wohosheni est un mot qui vient d’une langue fictionnelle, le Láadan. Elle a été inventée par une linguiste et autrice de science-fiction féministe états-unienne Suzette Haden Elgin pour sa trilogie « Native Tongue ». L’idée était de tester une hypothèse en linguistique appelée hypothèse de Sapir-Whorf, qui postule que la structure d’une langue détermine – ou en tout cas influence – la manière dont ses locuteurices perçoivent le monde et développent leurs connaissances d’un point de vue cognitif.

Beaucoup des mots du Láadan ont été inventés pour désigner des concepts précis qui n’existent pas en anglais, en particulier des états émotionnels.

Le mot wohosheni signifie ainsi « se sentir relié·e, faire partie de quelqu’un·e ou de quelque chose sans barrière ou sans réserve », c’est le contraire de l’aliénation.

F.R. : comment vois-tu la culture artistique bisexuelle ?

Wohosheni : Pour l’instant j’ai du mal à la voir justement, j’ai du mal à me rendre compte de ce à quoi elle ressemble. Je pense qu’elle existe sous forme de fragments, pas forcément toujours visibles.

Il y a des artistes bi bien sûr, des personnes qui réfléchissent aux enjeux bi et qui en infusent leur art, mais j’ai l’impression – en tout cas pour ce que je connais en France – que tout cela reste encore un peu trop discret pour que l’on puisse parler de culture ou de scène artistique bisexuelle. Ce n’est pas la matière qui manque, c’est plutôt que l’on manque de révélateurs, de moments à nous, d’opportunités pour nous rassembler. Or je pense que nos expériences en tant que bisexuel·les ont de quoi motiver ce moment artistique : on expérimente tout à la fois la transgression et la liberté, l’exclusion et la transcendance des normes. Autrement dit, des sources d’inspiration évidemment puissantes sur le plan artistique. Et si on se connecte entre nous, cela ne peut que renforcer et enrichir cette dynamique.

  1. […] y a un an tout pile, j’envoyais la première newsletter bie. Dans une interview publiée sur Tomcat Bi Pan la semaine dernière, je revenais sur la genèse de ce projet […]

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